On est jeudi. Je lance mon podcast préféré, mon petit plaisir de la semaine. «Aujourd’hui, j’ai une surprise pour cet épisode, un co-host à mes côtés… ChatGPT! Je l’appelle Bob!», annonce avec malice la créatrice. Et là, Bob entre en scène. Il rebondit, fait preuve d’humour et de répartie. Je reste scotchée, et même apeurée. Je savais que l’intelligence artificielle pouvait rédiger des mails ou analyser des données, mais je ne pensais pas qu’elle pouvait aussi s’atteler à ce qu’il y a de plus précieux chez l’humain: son humour et sa créativité. Car, si l’IA sait copier ça, et même le faire mieux, pourrait-elle complètement nous remplacer dans certains emplois?
Pour ne pas sombrer dans une spirale d’angoisse technologique, j’attrape mon téléphone et appelle Nicolas Van Zeebroeck, professeur en économie et stratégie numériques à Solvay, et surtout big boss de l’intelligence artificielle. Il a ce calme désarmant de ceux pour qui le sujet n’a plus de zones d’ombre. Mes interrogations ne datent pas d’hier, me rassure-t-il. «Dès le début du XIXe siècle, on retrouve déjà des traces d’inquiétude sur la disparition de l’emploi face aux machines.» Comme toute période de bouleversement, on crée énormément de besoins nouveaux, et donc de nouveaux emplois: «C’est ce qu’on appelle la destruction créative. On estime aujourd’hui que 60% de la population travaille dans des jobs qui n’existaient pas après la Deuxième Guerre mondiale.»
Voilà pour le contexte. Voyons un peu ce qu’il se passe sur le terrain. Est-ce que chez Actiris, certaines personnes se sont plaintes d’avoir perdu leur emploi à cause de l’IA? Pas à la connaissance de Romain Adam, le porte-parole, qui ne constate pas non plus de tendance émergente. «De l’inquiétude concernant l’IA, honnêtement, je n’en perçois pas. D’après les retours que j’ai, l’IA est un complément à la démarche de recherche. Les personnes qui ne parlent ni français ni néerlandais vont s’en servir pour traduire leur CV ou rédiger une lettre de motivation.»
L’intelligence artificielle peut engendrer un gain de productivité de 15 à 50% pour certaines tâches, précise Nicolas Van Zeebroeck. Cela concerne par exemple la réponse à des questions dans un call centre, du codage informatique, de la traduction, de la rédaction de texte et même de la créativité visuelle comme du dessin d’entreprise. «Certains de ces métiers ont déjà bien souffert depuis les années 80. Et puis, quand le coût des tâches baisse, il se passe deux choses. La première, c’est que l’humain devient moins compétitif que la machine. Donc, on va focaliser le travail humain sur des niches, une sorte de segment de luxe. Il faut voir l’IA comme l’industrie par rapport à l’artisanat. Un peu comme il y a d’un côté le fast-food et de l’autre la haute gastronomie. Deuxièmement, quand le coût baisse, en général, la demande augmente. On va vouloir traduire dix fois plus. Il est probable qu’il y ait une partie de ce travail qui reste humain.» Il faut aussi garder en tête que l’intelligence artificielle concerne moins les emplois peu qualifiés. Or, c’est là que se trouve le gros de l’emploi aujourd’hui.
À Bruxelles, l’IA frappe plus fort qu’ailleurs
La plupart des études sur l’intelligence artificielle portent sur une tâche bien précise, non pas sur un métier dans son ensemble. Elles ne se sont pas non plus attardées sur ce qu’il se passait au niveau de l’entreprise de manière globale. «Ce n’est pas parce que l’entreprise gagne en productivité sur une tâche particulière qu’elle va en gagner dans l’ensemble, souligne Nicolas Van Zeebroeck. Quand il y a une tâche à l’intérieur d’un job qui s’automatise, le temps qu’on récupère, on le consacre ailleurs. Il faut vérifier et corriger ce que l’IA génère.» Donc, on gagne du temps d’un côté, mais on le perd dans la correction.
C’est là que Sébastien Avanzo entre en jeu. Analyste du marché de l’emploi chez Actiris, il mène une étude qualitative sur l’impact de l’IA sur certains secteurs ciblés, notamment celui de la santé. «L’IA est utilisée, mais pas de manière aussi rapide ou généralisée que ce qu’on l’on pourrait croire.» Il me raconte un cas concret. «En radiothérapie, le médecin doit délimiter les tissus malades pour pouvoir orienter le rayon qui va traiter la tumeur. Lors d’un cas compliqué, le médecin prenait parfois une ou deux journées pour faire cette délimitation avant de commencer le protocole. Avec l’IA, en une dizaine de minutes, le protocole est fait, puis le médecin va le vérifier. L’intelligence artificielle est un complément qui accélère la prise en charge des patients.»
« Ce n’est pas parce que l’entreprise gagne en productivité sur une tâche particulière qu’elle va en gagner dans l’ensemble. Quand il y a une tâche à l’intérieur d’un job qui s’automatise, le temps qu’on récupère, on le consacre ailleurs. Il faut vérifier et corriger ce que l’IA génère. »
NICOLAS VAN ZEEBROECK, PROFESSEUR EN ÉCONOMIE ET STRATÉGIE NUMÉRIQUES À SOLVAY
La complémentarité, c’est d’ailleurs ce qui ressort de la précédente étude quantitative d’Actiris concernant l’impact de l’IA sur le marché du travail bruxellois. Trois quarts des emplois pourront être impactés. Pour la moitié de ceux-là, l’IA sera complémentaire. Pour l’autre moitié de ces trois quarts, il y a une faible complémentarité, et donc un risque de perte d’emploi. Le spécialiste précise que le marché de l’emploi bruxellois est plus impacté que celui de la Flandre et de la Wallonie. Pourquoi Bruxelles? Parce que c’est une économie de service, où l’intelligence artificielle a plus de chance d’être implantée. «Le marché bruxellois de l’emploi est très particulier. Les employeurs bruxellois cherchent énormément de personnes hautement qualifiées», ajoute Romain Adam, porte-parole d’Actiris.
Se battre avec la machine, non pas contre
Finalement, la réponse à mon questionnement se cache dans la manière d’utiliser l’IA. Sur ce point, Nicolas Van Zeebroeck est limpide. «Il y a un décalage colossal entre la facilité de prise en main de ChatGPT quand on est tout seul dans son coin et la difficulté à déployer cet outil à grande échelle et de manière systématique au cœur d’activités complexes dans les entreprises. Ce n’est pas du tout la même chose. Et ça, ça va prendre beaucoup plus de temps.»
Ce professeur à Solvay a tout d’un coach qui cherche à vous rebooster pour donner le meilleur de vous-même. «Il ne faut pas se battre contre la machine, mais se battre avec la machine. On peut se servir de ces outils pour penser à notre place, ou on peut s’en servir pour nous aider à penser mieux. Ce n’est pas du tout la même manière de les utiliser.» Comme un bon coach, il me tape un peu sur les doigts. «Vous n’allez pas vous contenter de demander à ChatGPT d’écrire votre article.» – Oserais-je? – «Les recherches montrent qu’on ne gagne pas beaucoup en productivité si on utilise l’IA dans le rôle du créateur de contenu. Par contre, dans le rôle de l’assistant qui nous donne conseils et feed-back, là, on gagne en qualité et en motivation.»
La complémentarité, c’est d’ailleurs ce qui ressort de la précédente étude quantitative d’Actiris concernant l’impact de l’IA sur le marché du travail bruxellois. Trois quarts des emplois pourront être impactés. Pour la moitié de ceux-là, l’IA sera complémentaire. Pour l’autre moitié de ces trois quarts, il y a une faible complémentarité, et donc un risque de perte d’emploi.
Une étude menée dans une institution financière asiatique distribuant des microcrédits a comparé les décisions prises par des humains et par un algorithme. Résultat: l’algorithme a divisé par deux le taux de défaut de remboursement, montrant une bien meilleure capacité à détecter les mauvais dossiers. Une seconde expérience a introduit une collaboration: l’humain voyait la décision suggérée par l’IA avant de décider lui-même. Mais cela s’est avéré moins efficace que l’IA seule, car l’humain suivait parfois son intuition à tort. Enfin, dans une troisième configuration, on a précisé à l’humain les raisons pour lesquelles l’algorithme prenait sa décision (les variables influentes). Cette fois, l’humain a surpassé l’IA: en comprenant les critères de la machine, il a pu affiner son jugement et prendre de meilleures décisions.
Ceux qui codent, ceux qui décrochent
On arrive à un point crucial. Pour faire équipe avec la machine, encore faut-il savoir comment s’en servir. La prise en main de ce nouvel outil nécessite un renouvellement de la formation officielle. Je me tourne alors vers Bruxelles Formation et appelle cette fois-ci Rochane Kherbouche, chef de projet numérique. Lui, il accompagne les formateurs de la structure. Parce qu’il faut, pour commencer, former les formateurs. Oui, ça devient très Meta. «Le personnel explore encore prudemment le potentiel de ces outils. Parfois, ils sont freinés par le manque de temps. Et puis, il y a une disparité des compétences numériques.» S’il existe déjà une fracture numérique, une fracture d’intelligence artificielle est doucement en train de gangréner. «Ce ne sont pas les mêmes fractures, remarque-t-il. Les gens pensent que, s’ils maîtrisent le numérique, ils vont maîtriser l’IA. J’ai constaté le contraire. Pour un informaticien, son travail est binaire. 0 ou 1. Alors que l’IA, c’est un travail sémantique. C’est une conversation entre l’homme et la machine. Il faut avoir des compétences littéraires, jouer avec les mots. C’est ce qu’on appelle la programmation par langage naturel, même si, en réalité, ce n’est pas si naturel que ça.»
« Les gens pensent que, s’ils maîtrisent le numérique, ils vont maîtriser l’IA. J’ai constaté le contraire. Pour un informaticien, son travail est binaire. 0 ou 1. Alors que l’IA, c’est un travail sémantique. C’est une conversation entre l’homme et la machine. Il faut avoir des compétences littéraires, jouer avec les mots. C’est ce qu’on appelle la programmation par langage naturel, même si, en réalité, ce n’est pas si naturel que ça.»
ROCHANE KHERBOUCHE, CHEF DE PROJET NUMÉRIQUE À BRUXELLES FORMATION
Bruxelles Formation a conduit une enquête interne pour dresser l’état des lieux des usages de l’intelligence artificielle. Seuls 60% des employés estiment que l’IA apporte une valeur ajoutée. Trois usages majeurs se sont dégagés: 60% de création de contenu pédagogique, 30% de tâches administratives et 10% d’analyse de données. L’entreprise a aussi créé une charte IA pour un usage éthique, dédiée au personnel et également disponible en ligne pour le public.
Sur les douze pôles de Bruxelles Formation, trois ont déjà créé des modules spécifiques. Ils proposent au public de se former à l’IA pour apprendre à générer du code, générer des images sur Adobe à partir d’un prompt ou encore transformer un long support en contenu visuel et synthétique. Rochane Kherbouche constate un engouement pour l’intelligence artificielle. «Tous les mois, nos ateliers sont complets. Le sujet intéresse et préoccupe.»
Tous les chemins mènent au prompt
Pour revenir à mon inquiétude de départ, sur la créativité de l’IA, Rochane Kherbouche, lui aussi, me tape un peu sur les doigts. «Dire que l’intelligence artificielle est créative, c’est de l’anthropomorphisme. Elle simule de la créativité et peut aider l’être humain à devenir plus créatif.» Tout comme l’IA n’est pas drôle ou empathique par essence, c’est de la simulation. Nicolas Van Zeebroeck renchérit: «L’intelligence artificielle amène une homogénéisation de la créativité, elle extrapole ce qu’elle a déjà vu. Elle n’aura pas cet éclair de génie, ce regard décalé qu’un humain peut apporter sur un sujet. En tout cas, pas pour le moment. C’est un peu comme les arômes artificiels. On aime bien l’arôme de fraise dans son yaourt, mais ça ne deviendra jamais la vraie fraise du champ d’à côté.» Sauf que le génie n’est pas ce qui est demandé à la majorité de l’activité salariale. On ne voit pas des Picasso ou des Einstein tous les jours. «La créativité ordinaire, si j’ose l’appeler comme ça, dans la pratique quotidienne, pourrait passer par la machine», conclut tristement le chercheur.
Mais Nicolas Van Zeebroeck ne se laisse pas abattre. «Je suis un optimiste de nature, confie-t-il. Je ne m’inquiète pas pour la destruction de l’emploi. On a devant nous des enjeux colossaux en termes d’accompagnement du vieillissement, de mobilité, de défense, de sécurité. Il va falloir se retrousser les manches. Je pense qu’on va avoir plus de boulot qu’on n’en a jamais eu dans les 30 dernières années. Par contre, ce seront de nouveaux jobs.»